Chapitre VI

Le lendemain matin, lorsque les trois enfants entrèrent dans la cuisine, encore titubants de sommeil, ce n’est pas un billet du comte Olaf qu’ils trouvèrent, mais le comte en personne.

— Ah, les orphelins, dit-il, vous tombez à pic ! Je vous sers votre bouillie.

Les enfants s’assirent à table et regardèrent leur bouillie d’un œil soupçonneux. De la part du comte Olaf, cet accès d’amabilité avait quelque chose de suspect. Qui pouvait dire si la mixture ne contenait pas quelque poison ou des éclats de verre ? Mais chacun des bols, ô surprise ! était parsemé de framboises fraîches. Des framboises ! Depuis la mort de leurs parents, les enfants Baudelaire n’en avaient pas vu la queue d’une ; et justement ils raffolaient de framboises fraîches.

— Merci, dit Klaus d’un ton prudent.

Il saisit une framboise entre le pouce et l’index pour l’examiner de près. Et si c’était une fausse framboise ? Une de ces baies toxiques à l’air traîtreusement délicieux ? Le comte Olaf, devinant ses doutes, prit une framboise dans le bol de Prunille et, avec ostentation, la fourra dans sa grande bouche et la goba.

— Hein que c’est bon, les framboises ? dit-il avec son sourire de crocodile. C’était mon fruit préféré, à votre âge.

Violette essaya d’imaginer le comte en petit garçon. Peine perdue. Ces yeux luisants, ces mains crochues, ce sourire de fantôme – non, plus rien de l’enfant ne subsistait chez lui. Elle saisit bravement sa cuillère et s’attaqua à sa bouillie. Le comte en avait mangé, c’était sans doute comestible. Et d’ailleurs elle avait faim. Klaus l’imita, suivi de Prunille, presque aussitôt toute barbouillée de framboise écrasée.

— J’ai reçu un coup de fil, hier, dit le comte Olaf. De Mr Poe. Il m’a dit que vous étiez allés le voir…

Les enfants échangèrent des coups d’œil furtifs. Ils avaient espéré un peu plus de discrétion. Quelle mouche avait piqué Mr Poe d’aller parler de leur visite au comte Olaf ?

— Il m’a dit, enchaîna le comte, qu’apparemment vous aviez du mal à vous acclimater au nid que je vous offre de si bon cœur. Je suis absolument navré de l’apprendre.

Les enfants observèrent le comte. Absolument navré, il en avait la mine ; mais ses yeux pétillaient comme s’il s’amusait bien.

— Nous sommes désolés, dit Violette. Désolés que Mr Poe vous ait importuné.

— Moi, je suis ravi qu’il l’ait fait, au contraire. J’aimerais tant que vous vous sentiez chez vous ! C’est mon vœu le plus cher, à présent que je suis votre père.

Une ombre passa dans le cœur des enfants. Ils songèrent à leur vrai père – si gentil, si différent du triste remplaçant assis là, de l’autre côté de la table.

— Ces temps derniers, reprit le comte Olaf, c’est vrai, j’ai eu l’esprit accaparé par cette pièce que nous montons, avec ma troupe. Je me rends bien compte à présent que j’ai dû me montrer un peu… comment dire ? un peu réservé.

Réservé ! Klaus faillit lui éclater de rire au nez. « Réservé », le mot convient à quelqu’un qui se tient un peu à distance ; quelqu’un de timide ou de froid, mais sûrement pas quelqu’un qui n’offre qu’un lit pour trois, qui inflige des tas de corvées et qui balance des torgnoles en prime ! Pour décrire ce genre de personnage, il existe une foule de mots, et « réservé » n’en fait pas partie. Mais Klaus avait encore la pommette mauve et il choisit de se taire.

— Bref, poursuivait le comte. Comme je suis prêt à tout pour vous mettre à l’aise, je viens d’avoir une bonne idée : vous allez prendre part à ma prochaine pièce. Peut-être serez-vous ainsi moins tentés d’aller pleurnicher sur l’épaule de Mr Poe.

— Participer, euh, de quelle façon ? s’inquiéta Violette.

Avec toutes les corvées dont le comte les accablait déjà, elle n’avait aucune envie d’en faire davantage.

— Voilà, dit le comte d’un air gourmand. C’est une pièce intitulée Le Mariage merveilleux, par le grand auteur dramatique Alfred Tourtebuse. Nous n’en donnerons qu’une seule et unique représentation, vendredi prochain. C’est l’histoire d’un homme très courageux et très intelligent, rôle qui sera tenu par moi-même. Dans la scène finale, il épouse la femme qu’il aime, toute jeune et fort jolie, sous les acclamations de la foule en liesse. Toi, Klaus, et toi, Prunille, vous ferez partie des témoins du mariage.

— Mais nous sommes plus petits que la plupart des adultes, objecta Klaus. Ça ne fera pas un peu bizarre ?

— Vous tiendrez le rôle de deux nains qui assistent au mariage, répondit le comte d’un ton patient.

— Et moi ? dit Violette. Je suis très forte en bricolage, je peux aider à bâtir le décor.

— Bâtir le décor ? se récria le comte. Dieu du ciel, non ! Une jolie demoiselle n’a rien à faire en coulisses.

— J’aimerais bien, pourtant, insista Violette.

Le sourcil unique du comte parut prendre son envol, signe avant-coureur de tempête. Puis le sourcil redescendit ; le comte matait son irritation.

— Pas question ! Ta place sera sur scène, dans un rôle bien plus important : c’est toi qui vas jouer la jeune femme que j’épouse.

Les framboises juste avalées se retournèrent dans l’estomac de Violette comme sous l’effet du mal de mer. Avoir le comte Olaf pour père était déjà bien assez horrible ; l’imaginer en mari surpassait les pires cauchemars.

— C’est un rôle très important, poursuivit-il avec un sourire exagéré. Et rien à apprendre par cœur. Rien d’autre à faire que répondre « Oui » quand la juge Abbott te demandera si tu veux m’épouser.

— La juge Abbott ? dit Violette, surprise. Qu’est-ce qu’elle a à voir là-dedans ?

— Elle a accepté le rôle du juge dans la cérémonie de mariage. (Derrière le comte, l’énorme œil peint sur le mur surveillait les enfants, impavide.) Oui, je lui ai demandé de participer aussi. Pour agir en bon voisin, pas seulement en bon père.

— Comte Olaf, commença Violette, puis elle se tut net, cherchant comment l’amadouer pour mieux le dissuader. Euh, père je n’ai pas assez de talent, j’en suis sûre, pour jouer dans une vraie pièce de théâtre, avec des vrais acteurs. Je… Cela m’ennuierait beaucoup de déshonorer votre nom et celui d’Alfred Tourtebuse. De plus, je vais être très occupée, ces jours-ci, à travailler sur mes inventions et à… à apprendre à cuisiner le rôti de bœuf, ajouta-t-elle, inspirée.

Le comte allongea le bras et, de ses doigts crochus, caressa Violette sous le menton.

— Tu joueras dans cette pièce, dit-il en la regardant droit dans les yeux. Tu tiendras ce rôle. J’aimerais mille fois mieux que tu le fasses de ton plein gré, mais, comme Mr Poe a dû vous l’expliquer, je peux t’en donner l’ordre et tu dois mobéir.

Ses ongles sales griffaient le menton de Violette. Elle se retenait de frissonner.

Dans la cuisine muette, on aurait entendu une mouche se lisser les ailes. Enfin le comte Olaf retira sa main maigre, il se leva et sortit sans un mot. Les enfants l’écoutèrent gravir à pas lourds l’escalier de la tourelle interdite.

— Hum, fit Klaus. On est bons pour jouer dans cette pièce, je vois ça d’ici. Remarque, ça ne nous tuera pas. Il a l’air d’y tenir, et on n’a pas intérêt à le prendre à rebrousse-poil.

— Je sais. Ce qui m’ennuie, c’est que je suis sûre qu’il trame quelque chose.

— Tu crois ? s’alarma Klaus. Tu crois… que ces framboises étaient empoisonnées ?

— Empoisonnées ? Pas grand risque. Ce qui l’intéresse, c’est notre fortune. À quoi ça l’avancerait de nous supprimer ?

— Bon, d’accord. Mais à quoi ça l’avance de nous donner un rôle dans sa crétinerie de pièce :

— C’est bien là le problème, soupira Violette.

Et elle se leva pour desservir la table.

— Tu sais ce qu’il nous faudrait ? reprit Klaus après un silence. En savoir plus long sur les lois de l’héritage. Je crois que tu as raison. Olaf-face-de-rat s’est trouvé un plan pour piquer nos sous et, ce plan, j’aimerais bien le connaître.

— Si on demandait à Mr Poe ? hasarda Violette. Il connaît le latin juridique et tout ça.

— Sauf qu’il n’aurait rien de plus pressé que d’appeler le comte Olaf, et que ça nous retomberait sur le nez. Non, demandons plutôt à la juge Abbott. La loi, forcément, elle connaît.

— Oui, mais le comte est son voisin. En bonne voisine, elle pourrait fort bien lui dire que nous avons posé la question.

Klaus retira ses lunettes, comme souvent lorsqu’il réfléchissait ferme, et les essuya en marmottant :

— Mais comment nous renseigner sans que le comte en sache rien ?

— Liiiv ! cria brusquement Prunille.

Ce qui signifiait probablement :

« Quelqu’un veut bien me débarrasser le nez de cette bouillie plâtreuse ? » Mais Klaus et Violette songèrent à la même chose. Liiiv ? Quelle bonne idée ! A coup sûr, la juge Abbott avait au moins un livre ou deux sur les lois de l’héritage.

— Le comte Olaf ne nous a pas laissé d’instructions, fit remarquer Violette. C’est l’occasion rêvée d’aller voir la juge et sa bibliothèque, non ?

Klaus sourit.

— Absolument. Et je sens qu’aujourd’hui je vais laisser de côté les livres sur les loups.

— Et moi, les traités de génie mécanique, dit Violette. Je brûle de lire quelque chose, je crois, sur les lois de l’héritage.

— Alors, on y va tout de suite. Tu sais bien, la juge nous a dit de revenir le plus tôt possible. Nous ne voudrions pas avoir l’air réservés !

Et, en songeant au comte – réservé, lui ? pourquoi pas timide ? –, les enfants éclatèrent de rire, même Prunille qui pourtant ne comprenait pas trop. Vite, ils lavèrent la vaisselle et la rangèrent dans le placard, sous l’œil perçant du placard d’en face. Puis ils ne firent qu’un bond à la maison voisine. Le Mariage merveilleux, leur avait dit le comte, se jouait le vendredi. Pour percer à jour son plan maléfique, il n’y avait pas une minute à perdre !

Tout commence mal...
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